La grammaire endiablée

Dernièrement, j’ai ressorti de mon grenier encombré un très antique grimoire. Vous savez, cet ouvrage volumineux à l’épaisse reliure vieillie rouge orangée parfaitement serti, à l’intérieur duquel chaque ligne recèle des formules alambiquées, sous forme de message codés dont seuls les initiés peuvent percer l’intrigue. Ce livre qui m’est parvenu des confins du passé, qui a traversé des générations entières sans broncher, sans en être affecté outre mesure, tout au plus seulement modifié à a marge, à l’occasion. Ce même volume poussiéreux que l’odeur âcre précède…Cette encyclopédie recelant bien des mystères et révélant bien des surprises éclairantes à quiconque ose y plonger le nez… Ce recueil fidèle et régulier des transformations du siècle, mettant en écho les correspondances et redonnant ainsi leur vrai sens aux mots… Ca y est, voilà, le visualisez-vous, tel un hologramme devant vos yeux?

Souvent, je vous vois passer devant lui, ne lui accordant aucune considération, évitant même de croiser son regard. Pourtant, lui, depuis son rayonnage de bibliothèque, dans un coin sombre et déserté, il vous observe, désabusé : il aurait tant à vous offrir… S’attarder à ses petites diableries vous ferait gagner un temps fou et votre énergie s’en trouverait décupler. Et pourtant, votre temps, votre énergie, vous y tenez, n’est-ce pas ? Bon, moi-même, j’admets que son aspect vieillot et sa rengaine désuète ne sont pas très incitatives. C’est clair qu’il lui faudrait se payer une formation marketing pour se mettre à la page. Mais quand tu daignes enfin caresser ses pages noircies, un pouvoir d’ordre surnaturel s’empare de toi, tu apprends à l’aimer !

Ce qu’il faut comprendre, c’est que traverser les siècles et garder sa mémoire intacte, ça envoie déjà du lourd ! « Gramaire », c’est comme ça qu’il s’appelle, avec un seul M s’il vous plait, car un seul cœur suffit pour aimer ce livre qui a compilé avec patience et constance toutes les trajectoires du pouvoir des mots. Avec un titre pareil et pour avoir couché sur le papier toutes les usages enchanteurs depuis la nuit des temps, il peut se pavaner de peser dans le game. Malgré ses allures défraichies, il a de la bouteille, « Gramaire », il en a vu passer plus d’une ! Ce livre de magie –gramaire– comme on l’appelait entre 1165 et le XIVe siècle a vu défiler devant lui les yeux de dizaines de générations d’ancêtres de Harry Potter pour leur enseigner les sortilèges et incantations les plus précieuses.

Un peu plus tard, au XIVe siècle, par souci d’ésotérisme sans doute, les apprentis sorciers ont adjoint à son titre un I tout droit importé de Grèce, à peine débarqué du port méditerranéen de Marseille, et l’ont rebaptisé « grymoire ». Pourquoi avoir transformé d’un coup de baguette le A en Y et le AI en OI ? Parce qu’ils n’ont pas agi seul dans ce complot. Ils ont fait appel au Diable en personne ! On peut d’ailleurs encore y distinguer ses griffes en quatrième de couverture. D’un coup de patte crochu, ce dernier a en effet grimé (càd. griffé, en ancien français) l’ouvrage maléfique, qui est de ce fait devenu un « Grymoire ». Et bam ! Comme tout ce qui vient de Grèce, c’est cliquant ! Ca fait tout de suite son petit effet. Voilà qui fait enfin plus savant et qui réhausse l’estime des étudiants de Poudlard, en mal de confiance personnelle.

Il faut dire que ces chers apprentis sorciers n’avaient guère apprécié que le nom de leur ouvrage fétiche soit maltraité au Moyen Age. Les gens du peuple désignaient à ce moment-là de « Gramaire », avec air de dédain, spécifiquement les méthodes de latin, soit les règles correctes pour rédiger cette langue, à l’époque utilisé seulement plus que pour la correspondance écrite. Rien à voir de prime abord avec la « gramaire » magique de mon grenier ni celle d’Harry Potter, n’est-ce pas ? Mais la grammaire latine étant ce qu’elle est –d’apparence indomptable et pernicieuse-, ces fascicules grammaticaux ont été traités de tous les noms, jusqu’à être qualifiés de recueils de magie incompréhensible. Comme l’affaire semblait former un consensus, au grand dam des grammairiens latins désemparés et devant la mine déconfite des vrais sorciers, le mot « gramaire » a fini par prendre ce sens : un recueil de règles absconses qu’on préférera ouvrir le moins souvent possible. La grammaire était donc considérée comme un grimoire chargé d’ésotérie inaccessible au simple mortel.  

Parallèlement à ce mouvement de défiance contre l’ordre latin, depuis le XIIe siècle, un autre mot bien né « Grammaire » avec deux « M » fait son petit bonhomme de chemin. A ce moment-là, il a déjà un lourd passé derrière lui. De fière allure dans son jeune âge, il représentait l’étude du langage correct et la littérature. Grand érudit, on pouvait le voir déambuler sous ta toge resplendissante dans les rues fourmillantes d’Athènes. Muni d’un stylet très stylé dans la main droite, il tentait ainsi de formaliser en permanence les usages, les structures, le jeu des mots au détour des conversations de la population, des marins du Pirée. Tandis que grammatikê se lamentait sur le parvis du Parthénon dans une Grèce antique en déclin, les Romains en emburcade avaient l’kidnappé, forcé à le suivre sur leur vaisseau de fortune, pour traverser l’Adriatique et atteindre les rives du Tibre. Là-bas devait s’achever la course de notre brillant otage où il fut rebaptisé par l’empereur sous un nom à consonance bien latin « grammatica ». Un terme qui, au XIIe siècle, se transforma en « graMMaire » avec deux 2 M comme on sait, dans une France qui commence à vouloir esquisser des tentatives de formalisation de ses usages grammaticaux.

 

Il n’en fallait pas moins pour générer une confusion tenace entre la voyageuse graMMaire grecque de naissance noble et la graMaire latine ainsi humiliée par le peuple car prétendument ésotérique, absconse et en perte de vitesse. A tord ! Quel malheur !

Revenez toujours aux sources et seulement vous comprendrez que la grammaire est un noble grimoire voyageur, où tu pourras puiser bien des forces magiques, à condition que tu lui laisses le temps de te conter ses mystères. Tout reprendra sens, et je t’assure que ce voyage dans le bateau des mots sera l’un des plus épiques et revigorants que tu connaitras.

 

 

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