Quand tu joues ta vie…

Du dynamisme entre les neurones 

      ou    Comment se mettre en mouvement pour mieux penser

Le travail entre les langues, cette sensibilité au mot dont font preuve en général les Philonautes allophones, engage d’emblée une disposition naturelle à la pensée créative chez les participants en contexte interculturels. Cependant, pour ce public apprenant, exprimer ses idées spontanément en français langue étrangère peut paraitre intimidant si on l’aborde au premier abord. Par ailleurs, les supports inductifs dont les animateurs ont recours usuellement (contes métaphoriques, courts métrages), peuvent faire l’objet d’interprétations inattendues en contexte multiculturel : si c’est une source de richesse, cette pluralité peut aussi être cause de frustrations. Effectivement, ils requièrent souvent de saisir l’implicite parfois marqué d’un sceau culturel assez fort, qui échappe à la compréhension des primo-arrivants. C’est la raison pour laquelle on leur préfère divers outils de médiation à l’expression verbale.
Il peut s’agir de médiations-objets : textes, images, dictionnaires, ou de médiations-créations : dessins, écriture, théâtre, musique, toujours exploité en amont de l’exercice collectif du philosopher en communauté de recherche.
Ces créations constituent, en amont, autant de déclancheurs naturels à la réflexion qui en découlera dans un second temps. Des contradictions, des désaccords émanent directement de leurs productions, des biais avançant jusqu’alors incognito surgissent du croisement de leurs propres perspectives. Ce sont autant de tremplins à la CRP qui, comme toutes les dispositions sont déjà réunies, se met en place d’elle-même.

De l’impro, toujours!

L’outil que nous affectionnons particulièrement pour l’exploration qu’il rend possible du potentiel inassouvi d’expression de structures inconscientes, reste le théâtre d’improvisation et ses exercices ludiques que l’on peut décliner à tous les niveaux de langue.

Tout comme le dialogue philosophique, au théâtre, la qualité d’écoute est toujours primordiale. Apprendre à l’affiner, à développer une empathie y compris dans le non verbal est à la base de l’exercice dramaturgique. Il va sans dire qu’il facilite aussi la connexion, voire la communion, et fédère le groupe qui doit commencer à se constituer en communauté de recherche à travers le jeu d’acteurs. Il préserve une dynamique et une énergie qui pondèrent l’immobilisme traditionnellement alloué à l’exercice réflexif et qui  engagent des plus récalcitrants. Après tout, ne pense-t-on pas mieux en mouvement ? « Les seules pensées valables viennent en marchant » écrivait Nietzsche, reprenant à son compte l’intuition des péripatéticiens du Lycée d’Athènes. La neurologie le confirme : un cerveau mieux irrigué évite à l’attention de se relâcher. CQFD.

Le théâtre rend possible par ailleurs l’expérimentation d’une large palette d’émotions vécues de manière authentique (et non feintes) par l’acteur. Or on sait qu’associer un mot à une émotion renforce sa rétention : les apprenants s’approprient plus aisément la langue orale et définissent leur positionnement au sein de cette langue.

L’improvisation théâtrale en particulier d’expression revêt de nombreux avantages pour nous. D’une part, le langage n’y est pas cloisonné uniquement dans une forme classique, mais il est mis au service de situations inédites de la vraie vie, riche de tournures, d’expressions, de référence, d’implicite. Les règles d’expression sont basées sur la vraie communication et non uniquement sur les règles de grammaire. Toute forme d’expression est acceptée : gestes, l’utilisation du corps dans la parole, onomatopées, parce que le langage, ce n’est pas que des mots, c’est aussi une attitude, un implicite culturel qu’il est nécessaire de saisir. Par ailleurs, il exige de la clarté, de la concision (ne pas se perdre dans son discours), de la présence, et réduit l’inhibition. L’apprenant de FLE gagne ainsi en assurance dans la langue. L’approche par jeu et la distanciation d’avec le quotidien permet de dépasser des limites qu’il s’impose, ou qu’on lui impose normalement. Ce lâcher prise dans le jeu, et même dans l’amusement permet de progresser.

 

Le Théâtre de l’opprimé

Le théâtre d’improvisation, par sa spontanéité, met en évidence des représentations et des structures logiques implicites ou inconscientes pour mieux en prendre conscience par la suite dans le travail réflexif. Pour faire émerger ces biais, nous avons recours à des exercices et jeux typiques d’échauffement sur la marche, l’écoute, le rythme, la mémoire, etc.
Attardons-nous donc ici en particulier sur les outils de médiation-création que le Théâtre de l’Opprimé nous offre sur un plateau. L’approche méthodologique de son fondateur, le dramaturge brésilien Augusto Boal, nous semble pertinente, puisqu’il ne propose pas moins qu’une réflexion en action, avec une vigilance de chercheur du monde social. Je vous conseille son livre Jeux pour acteurs et non acteurs pour plus de détails dans la démarche. Comme toutes les bonnes choses, certains l’instrumentalisent à des fins de conformisation sociale, alors que c’est plutôt le contraire. Il s’agit d’une expérimentation théâtrale qui permet de créer une mise à distance d’une situation sociale problématique pragmatique (injustice, discrimination, etc.) et qui implique donc une mise en pensée en vue d’un changement social réel. Elle rend la scène aux « spect-acteurs » dans le but de provoquer des réactions et de transformer le monde. Dans le cadre de nos ateliers, nous utilisons ses exercices issus du « théâtre image », du « théâtre journal » et du « théâtre forum » comme autant de déclencheurs de réflexion.

Chacune de ces techniques visent à faire appel à l’intelligence collective pour résoudre des conflits, chercher des solutions aux oppressions. Le théâtre devient un lieu d’expérimentation, un laboratoire de la recherche hypothético-déductive en acte. Le croisement des représentations spontanées présentées par les participants, impactées, entre autres, par la culture et la langue, défriche et prépare le terrain à une réflexion bien plus approfondie que ce qu’elle pourrait être en l’absence de ce temps de médiations-créations.


En tant que pratique théâtrale improvisée, il a l’intérêt de faire émerger des mécanismes de pensée pas nécessairement conscients, présents chez les discutants eux-mêmes. Pour introduire certaines thématiques, ça s’y prête bien, c’est même très pertinent et les jeunes sont bien investis dans cette recherche en action.

1. le Théâtre-Image

Construire des représentations d’une situation donnée avec le matériau que constitue le corps des personnes ; voilà la base du théâtre image. Ces « fresques » humaines révèlent comment une personne et un groupe pensent visuellement un certain sujet. Elles mettent en scène les interactions entre les personnages et les enjeux de la situation. Il peut s’agit d’oppression, conflits, difficultés sur lesquels le groupe se donne à réfléchir et auxquels on souhaite apporter des solutions.
Le jeu se décline en trois temps :
A. Un joueur est sélectionné et tente de représenter la situation en images, en se servant seulement des corps des autres tel un sculpteur avec un tas d’argile. Le processus de sculpture doit se dérouler en silence de sorte que la position de chacune des « statues » soit pensée dans les plus infimes détails (gestes, physionomie, etc.). Une fois le groupe de « statues » installé, un débat est ouvert et chaque participant peut modifier la sculpture jusqu’à ce qu’on arrive à l’unanimité du groupe.
B. Les « spect-acteurs » viennent tour à tour poser leur pierre à l’édifice en faisant figurer leurs solutions sur les « statues » de manière à les améliorer par « modelage ». Ces images ainsi « dynamisées » et transformées par l’intervention du public font surgir les tensions internes, les conflits, les désirs et les changements possibles.
« Dans la première phrase, on montre l’image réelle, dans la seconde, l’image idéale. » Boal
C. Enfin, on s’interroge sur la phrase de transition: comment passer d’une situation à l’autre. A chaque participant de proposer ses transformations.
De nombreuses déclinaisons de cet exercice en découlent.

L’image corporelle est un langage réaliste, symbolique, surréaliste. Reprendre possession de ce corps souvent mécanisé est un moyen d’accéder plus en profondeur à certaines problématiques. On oublie trop souvent que le corps pense, qu’il somatise ce qui s’exprime moins facilement à travers la parole. Dans cet exercice, on compose et décompose de manière analytique, et c’est cette analyse qui met en évidence un élément qui était jusqu’alors dissimulé derrière nos accoutumances. Le  « miroir multiple du regard des autres » aide à le déceler.

Volontairement ou sous l’effet des contraintes sociales, toute personne se dissimule, réduit son potentiel derrière un masque et devient personnalité. « La personnalité n’est qu’une manifestation possible de la personne » L’acteur oublie momentanément sa personnalité pour plonger à l’intérieur de sa personne et connaitre une empathie émotionnelle avec une autre personnalité. Cette empathie aide aussi à réfléchir à partir de nouvelles perspectives.

L’utilisation directe du corps permet de s’affranchir du langage oral. Le niveau de vocabulaire est relégué au second plan : celui qui en manque n’en a pas besoin et celui qui en a trop s’en libère. Le consensus apparent et trompeur sur le sens des mots n’a plus lieu d’être. Par ailleurs, le manque de maîtrise de la langue que manifestent les apprenants appauvrissent l’image qu’ils donnent d’eux-mêmes dans les formes traditionnelles d’expressions verbales. Le recours au corps comme moyen d’expression du sensible fournir une image beaucoup plus riche, originale et complexe que celle qui aurait pu être donné par le texte.

2. le Théâtre-Forum

À partir d’une situation ou d’un thème amené par le groupe, les animateurs jouent une brève scène qu’ils amènent « jusqu’au point de crise où il faut trouver une solution ». Ils s’interrompent alors et demandent aux participants de suggérer des solutions. « Voilà, nous n’en savons pas plus que vous. D’après vous, que doit faire le protagoniste pour s’en sortir ? » Les propositions sont jouées au fur et à mesure par les spectateurs à l’origine de la proposition eux-mêmes, devenant par ce fait spect-acteurs. Mais à tout moment l’assistance peut intervenir pour rectifier les actions et les dialogues qu’improvisent les acteurs et jouer leur suggestion à leur place. Les propositions de changements sont immédiatement interprétées pour être testés par les spect-acteurs. Les spectateurs deviennent alternativement acteurs puisque la réflexion est collégiale. Pas de place pour la docile passivité.

« L’activité théâtrale doit se poursuivre sur scène. N’importe qui peut proposer n’importe quoi, à condition qu’il le fasse sur scène, en travaillant, en agissant, en accomplissant quelque chose et pas du fond confortable de son fauteuil. »  – A. Boal

D’une part, se mettre à la place de l’opprimé contribue à développer l’empathie émotionnelle et cognitive pour le protagoniste. D’autre part, chaque hypothèse ou suggestion fait l’objet d’une discussion collégiale qui soulève naturellement différents aspects de l’enjeu. Les participants vont donc mobiliser des habiletés de pensée en vue de l’action, pour la défendre, la réfuter, l’expliquer, en tirer des conclusions ou en extraire les causes. Ces suggestions sont immédiatement mises à l’épreuve du réel : l’action va corroborer ou infirmer la verbalisation sans jugement. La philosophie s’incarne concrètement et échappe à son abstraction parfois absconde.

Les apprenants ont l’opportunité de faire valoir et de croiser leurs interprétations d’une même situation, déconstruisant ainsi, ou du moins prenant conscience de, leur biais culturels. Avec un public multiculturel, le foisonnement des suggestions va croissant et donne naissance à des solutions prolixes inenvisagées. Les problématiques traitées se révèlent être souvent des difficultés rencontrées par ce public, qu’il s’agisse de racisme ou d’autre type de discrimination. Il se trouve donc directement en situation d’opprimé et peut ainsi reprendre sa voix et réinvestir son identité propre et son pouvoir d’action. Le Théâtre Forum permet aussi de se frotter à un exercice de spontanéité tout en restant dans un cadre structuré, dont on peut déterminer et travailler en amont le champ lexical.

Certains pourraient assimiler cette pratique avec « Jeu des trois figures », de Serge Tisseron.  Il est vrai que ce dernier partage avec le Théâtre Forum (TO) le souci de développer l’empathie par le jeu d’acteur, mais le Théâtre Forum va beaucoup plus loin, en particulier par sa dimension improvisée qui n’apparait pas dans le jeu des trois figures. Or l’improvisation fait émerger des mécanismes intéressants dont on n’est pas nécessairement conscients, qui invitent à en discuter par la suite de manière rationnelle. Alors bien sûr, à cause de cette dimension d’impro, le théâtre forum est plus facile à mettre en place avec des plus grands. Peut-être peut-on se dire: jeu des trois figures pour les maternelles et théâtre forum pour les adolescents.

Aussi dans le TO on ne parle pas de victime mais d’opprimé: c’est à dire qu’il y a encore un potentiel de transformation sociale par l’ « empowerment » de l’opprimé (personne n’est tuée par exemple en Théâtre forum! ce qui arrive souvent en jeu des trois figures), et c’est justement ces alternatives de transformation des rapports sociaux qu’on recherche ensemble et dont on pèse toutes les implications.

Chacun ne cherche pas forcément à expérimenter tous les rôles (agresseur et opprimé): on développe l’empathie dans la recherche de solutions; d’ailleurs ce n’est pas nécessairement un tiers qui intervient comme redresseur de tord, mais l’opprimé lui-même qui « tourne » selon les propositions des spect-acteurs.

3. le Théâtre-Journal

On sait que les medias relatent les événements de manière partielle ou partiale. Pour mieux faire émerger ce manque d’objectivité, le théâtre journal s’amuse à entrecroiser les articles avec d’autres textes (législatifs, rapports, statistiques, publicité, etc) et à transformer  les  nouvelles  de journaux  en  scènes  de  théâtre qui font éclater visuellement les contradictions. Imaginons sur scène la représentation d’un Sommet pour le climat et l’arrivée successive des protagonistes dirigeants dans leur jet privé respectif !

D’autres jeux sont envisageables pour sortir ces  nouvelles  de  leur  contexte (titres,  photos,  mise  en  page) et en révéler ainsi  leur caractère tronqué ou/ou aliénant :

– Lire les nouvelles de manière insolite ou grossie (par exemple,  discours  du  Ministre  des  Finances lu en tenue de plage)

– En faire une  lecture  rythmée  ou  chantée, 

– Les accompagner d’éléments visuels ou sonores décalés ou anachroniques 

Education aux medias, croiser les sources.
Ce jeu s’adapte bien pour des thématiques traitant de la liberté d’expression. Peut-on tout dire ? Quelle importance revêt la forme ? Pour quelle raisons s’informe-t-on ? Que penser des fausses nouvelles (fake news) ? etc.

Comprendre le paysage médiatique francophone, les différents types de médias, leurs stratégies et leur public cible. En milieu interculturel, il est très intéressant de croiser les divers traitements des sujets médiatiques d’actualité ou des pages d’histoire. On constate à coup sûr une forte coloration nationale et des partis pris révélateurs passionnants à décrypter ensuite en atelier philo.

4. le Théâtre invisible

Une scène préparée est jouée dans un lieu public de grande affluence (rue, file de cinéma, restaurant, etc.). Les badauds qui y assistent par hasard sont confrontés à un événement qu’ils croient vrai. Cet « événement » pose un problème social ou politique pour « rendre visible une violence invisible » comme l’absurdité entre l’abondance alimentaire et la carence vécue par les plus pauvres. Tel un poète qui « pour nous rompt l’accoutumance » comme le soulignait St John Perse, l’entremise du théâtre révèle les violences sociales qu’à force de voir, on ne voit plus, des violences généralement tues ou acceptées. Le public redécouvre alors une partie de la réalité avec de nouveaux yeux et devient alors plus réceptifs au débat. Quand la scène est terminée, les « acteurs invisibles » disparaissent. D’autres acteurs invisibles restent sur place, prennent des positions sur l’événement qui vient de se dérouler et incitent les « spectateurs » à débattre sur ce dont ils viennent d’être témoins.

Dans le théâtre invisible, on cherche à savoir ce que pensent les gens sur un problème, dans un lieu et à un moment donné. Pourquoi ne pas partir de cette enquête sociale comme support à la réflexion ? Et si le philosopher s’introduisait dans la cité de cette façon ?

performer hors les murs, c’est un projet mobilisateur et désinhibant pour les apprenants qui par ce geste renégocient les modalités de leur inclusion à la société d’accueil.

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