Communiquer l’indicible…

Vous est-il déjà arrivé, en pratiquant une langue étrangère, de ressentir cette légère frustration de ne pas réussir à exprimer exactement ce que vous vouliez communiquer, faute de trouver les mots adéquats?

Pas d’inquiétude ! C’est normal. Et c’est même assez fréquent quand on a affaire aux émotions, et d’autant plus quand elles débordent d’intensité. La colère émerge, l’agacement bouillonne ou bien c’est l’extase devant un sublime paysage ou la joie d’un instant magique entre amis,… peu importe la situation. Moins elle est saisissable et rationnelle, et plus vos capacités linguistiques semblent comme paralysées. Vous restez sans voix, ou alors tous les mots qui vous viennent à l’esprit à ce moment-là ont trop peu de portée à votre goût. Des mots si plats ou si insipides qu’ils paraissent vous trahir. Comment trouver le mot juste, en parfaite adéquation avec votre état d’esprit du moment ? Vous aimeriez tant communiquer la profondeur de vos émotions. C’est que dans votre pays d’origine, un seul mot parviendrait à dire ce qui nous échappe.

A ce malaise courant, le remède le plus immédiat reste sans doute de PENSER dans la langue de l’autre.

Penser dans une langue, c’est prendre conscience de l’implacable mécanique suivante : comment on définit les mots et comment en retour ils nous définissent…Voilà un vaste et passionnant sujet !

Petit Aparté sur le voyage

PENSER dans la langue de l’autre.  Plus facile à dire qu’à faire ?

 Il « suffirait » pourtant juste de faire ce pari fou et magique de lâcher prise sur nos repères habituels, d’entamer ce voyage vers une autre culture en toute vulnérabilité. Mais attention, pas un tourisme qui arrive en terrain conquis, qui visite les high spots en coup de vent avant de se faire dorloter dans son motel ! Non, je parle du vrai voyage, ouvert à l’altérité en toute humilité et prêt à l’émerveillement. Il « suffirait » juste d’avoir le cran de renoncer à ce que l’on prend pour acquis et indiscutable, au socle de nos représentations qu’il ne viendrait communément à l’idée de personne de remettre en question. Il « suffirait » de se jeter à corps perdu et l’esprit perméable dans un univers de références toutes à reconsidérer, car toutes se rapportent à un contexte différent.

Il « suffirait » enfin et surtout de faire une fois pour toutes une croix sur la tentation de traduire. Traduire, voilà qui nous rassure. Ca nous donne ce sentiment de maitrise et de contrôle qui nous sécurise. Mais c’est un filet de sécurité troué! Imaginez-vous un instant en haut du pont du Gers, sur le point de vous laisser tomber dans le vide. Il faut dire que le saut à l’élastique, quand on a le vertige, c’est une prouesse !  Alors vous regardez à bonne altitude le filet prévu pour vous retenir au cas où… De votre hauteur, tout vous semble optimal, le filet a l’air solide ; et puis, il parait que la même les moniteurs grammairiens le confirment, alors ça doit être vrai…Allez, je ferme les yeux, le cœur noué, je m’élance ; après tout, rien de grave ne peut m’arriver.

Oui sauf que…en pleine chute vous vous apercevez que le filet manque sérieusement de stabilité, mais non, c’est bien pire, ce n’est qu’un filet factice, un trompe l’œil ! Ah les moniteurs se sont bien payés votre tête !

Tout cela ne serait pas arrivé si vous vous étiez fait confiance !

Le filet, c’est la traduction. Traduire, c’est trahir ; puisqu’on ne peut tenter qu’approximativement de calquer un mot sur un autre. Dans un contexte différent, le mot n’a jamais exactement la même représentation.

Chaque langue porte en elle un outillage particulier, prompt à représenter la réalité telle que la perçoivent les gens qui en partagent la culture. Chacune dispose d’un monde absolument étranger à l’autre, ce monde qui exige en retour des mots propres à le nommer. A la question de savoir si la langue précède et informe cette perception ou si, à l’inverse, c’est la représentation qu’un peuple particulier a du réel qui impacte la constitution de cette langue, il ne sera pas discuté ici mais probablement dans un prochain article.

Penser dans la langue de l’autre, c’est donc renoncer à la traduction. C’est ne pas passer à côté du voyage qui vous ouvre les yeux sur une toute autre réalité et qui vous rend plus clairvoyant. C’est aussi être plus efficace et plus réactif dans la vie pratique, vu que vous n’aurez plus à switcher constamment entre deux univers linguistiques : laissez ce switch pour les pros, traduire et interpréter, c’est un tout métier. C’est enfin souffrir moins souvent de cette frustration dont nous parlions en début d’article !

Des IMpressions sans EXpressions

Doit-on alors faire le deuil d’exprimer ces émotions intenses qu’aucun mot ne sait transcrire en français ? Oui et non…

D’abord, il faut bien reconnaitre qu’au fil des voyages et des « arrêts au port », la langue française a accueilli de nombreux passagers étrangers; à titre d’exemples:

Chenapan, choucroute, cravacher, bière, halte, ont embarqué à Kiel, au Nord de l’Allemagne hanséatique;
Sur les quais de Portsmouth nous attendaient cabine, providence, rhum, tatouage, confortable;
Digne et pédant de supériorité, Cravate a quitté sa terre slave natale pour nous rejoindre.
Sur la route de la soie, dans les steppes d’Arabie, alcool et jupe se sont invités à la fête;
Tandis que la douce Andalousie a déversé son flot de cigares, tomates, siestes;
les italiens canaille, cavalier, costume, villégiature, bosquet, caleçon et burlesque se bousculaient avec grand fracas au portillon.
Le bazar persan nous a proposé ses produits raffinés et sa générosité sans faille, quand le Turc, lui, a explosé de chagrin. Même le homard scandinave que nous lui avions offert n’avait su le consoler. L’espiègle compagnon néerlandais a alors conclu qu’il ne lui restait plus qu’à se résoudre à sombrer dans les cauchemars.

Pour rester vivantes, les langues se nourrissent les unes des autres. Si ces mots étrangers se sont invités en France et sont aujourd’hui entrés dans les dictionnaires, beaucoup d’autres, probablement trop attachés à leurs racines, ne sont pas venus jusqu’à nous et aucun mot ne peut prétendre les traduire, même approximativement, dans la langue de Molière. Rien, lettre morte.

Parmi ces EXpressions étrangères qui ne sont que demeurent qu’à l’état d’IMpressions ineffables en français, en voici quelques unes. Bien sûr, toute tentative de définition est approximative, lointaine et  décevante ; on fait ce qu’on peut avec nos outils les mots.

 

Que les pratiques sociales, à travers leurs représentations du réel, créent le mot dont elles ont besoin OU que le mot lui-même, à son tour, performe le réel et fasse advenir des représentations spécifiques, dans quelle mesure une langue reflète-t-elle une culture ?

Et vous, quels sont les mots de votre langue natale non traduisibles en français qui vous obsèdent ou qui vous manquent ?

Est-ce que vous connaissez des expressions de votre langue première qui portent des idées, des implicites, ou des nuances d’émotions qu’on ne peut pas traduire en français, par exemple, et qui vous manqueraient en francophonie pour expliquer exactement ce que vous voulez ou ce que vous ressentez? Autrement dit, est-ce que, à titre personnel, vous trouvez que certaines langues sont plus adaptées que d’autres pour exprimer certaines choses dans certains contextes?

Vous en voulez plus, allez consulter ce blog ou consultez les travaux de Barbara Cassin qui a entrepris un travail titanesque pour élaborer un dictionnaire des mots intraduisibles: la liste est infini tant nos cultures s’attardent à décrire la réalité sous des points de vue si différents. Et la langue, performative, fait à son tour advenir une réalité particulière ancrée dans les représentations chez ses locuteurs. Cette richesse est épatante et je ne me lasserai jamais de m’en émerveiller. 

Si vous pensez à un concept étranger, défaillant en français, et absent dans cette liste, n’hésitez pas à me le communiquer, je l’ajouterai avec plaisir.

Vous savez que les Français eux-mêmes déplorent parfois ne pas avoir de mot pour exprimer ce que l’on nomme l’indicible ! Tenter d’expliquer tous les ressorts d’une émotion devient un défi que l’on affronte parfois, avec plus ou moins de bonheur, ou bien on y renonce tout simplement et l’émotion reste à jamais confinée dans notre for intérieur, trop pudique pour s’extérioriser.

Chaque culture façonne du sens et construit son identité à partir de son point de vue. Conférer du sens, c’est précisément ce à quoi servent les mots. Aujourd’hui plus que jamais nous autorisons les mots à nous définir ; c’est pourquoi il peut être si important de passer du temps à débattre du sens que l’on donne à nos catégories qui nous étiquettent. Qu’est-ce qu’être féministe, raciste, de droite ? Chaque culture se forge ses propres catégories d’appréhension du monde.

C’est ainsi dans toutes les langues. Ce que certaines expriment en toute simplicité, d’autres le tairont, faute de mot, avec retenue. Est-ce que cela signifie que ces derniers sont privés à jamais des réalités que ces mots absents désignent ? Quand il s’agit des différentes formes des dunes de sable en plein désert, c’est certain. Quant à cette douce mélancolie qui nous envahit devant des terres sans horizon, on pourrait tous la ressentir : l’absence de mot ne signifie pas nécessairement l’absence de l’idée ou de l’émotion correspondante ! Mais en tout état de cause, cette émotion, on en ressent sans doute moins le besoin de le nommer ; ou bien accoutumés à l’absence de mot, nous serions nous accommodés à conserver au chaud cette émotion pour nous-mêmes ? Parfois même, nous nous sentons à l’étroit dans les catégories de notre langage qui nous emprisonnent parfois. Oui, après tout, le langage n’est qu’une construction ; mais nous, nous sommes bien plus que cela. Une langue est donc toujours en quelque façon lacunaire, elle comporte des manques, des vides qui, s’ils étaient comblés, nous aiderait quelquefois à mieux nous définir.

Rendre compte de ces émotions enfouies

Combien d’émotions secrètes, mis en demeure faute de pouvoir être nommées, sommeillent en vous aujourd’hui?

Qu’ils s’agisse de la peur de mourir sans avoir vécu, de la conscience du temps qui se dérobe sous vos pas de plus en plus rapidement, de la certitude que le moment que vous êtes en train de vivre va devenir un souvenir, bon ou mauvais… Pourriez-vous en dresser l’inventaire ?

Laisser déferler sa poésie intime, dans toutes ses nuances… Et si on en faisait nous-mêmes des mots ? Rendre visible l’invisible. Et pourquoi pas ? Mettre des mots sur la complexité des émotions, voilà qui nous aiderait sans doute à mieux les maitriser ! Le simple fait de mettre un nom sur un sentiment ou une émotion le rend plus facile à accepter, parce que plus réel et concret. Alors pourquoi ne pas en inventer de nouveaux pour élargir notre palette émotionnelle ? Pourquoi ne pas donner une voix à ce qui d’ordinaire se tait ? Qui sait ? A partir de quand un mot existe « pour de vrai » et qui le fait advenir ?

Défier les dictionnaires, c’est justement le pari auquel s’est livré John Koenig, graphiste aux États-Unis, qui, pour « combler les failles que présente le langage des émotions » a bravé les normes académiques en publiant le Dictionary of obscure sorrows (Dictionnaire des chagrins obscurs). Consulter son poétique répertoire, c’est comme communiquer l’intime de manière universelle avec délicatesse.

Zenosyne: Cette sensation que le temps passe toujours de plus en plus vite

Lutalica : Cette part de soi-même qui ne rentre pas dans les moules définis par la société (et son langage)

onism – n. la consience de ne faire l’expérience que d’une infime partir du monde

Yu Yi : le désir de ressentir de façon intense

Je vous invite à aller y faire un tour dans le dictionnaire des chagrins obscures. Et si vous voulez encore plus vous insinuer entre les mots, dans ces zones de sens que personne n’ose défricher, qui ne répondent d’aucun terme précis, allez vous plonger dans le Dictionnaire des mots manquants (en français).  Une quarantaine d’écrivains se sont réunis pour l’occasion: donner une voix à l’absence et interroger les manques éprouvés dans leur pratique de la langue. 

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