Un laboratoire d'idées plein de surprises
Tout commence en été 2014. Tout est encore balbutiements aux Francas d’Ile de France qui vient de me mandater pour l’année pour animer des ateliers philo pendant les tout nouveaux Temps d’Activités Périscolaires (TAP) que l’éducation nationale a juste mis en place. Nous apprenons ensemble dans la pratique et dans la frénésie d’avoir encore beaucoup à construire. A ce moment-là, les ateliers de philosophie pratique avec les enfants n’ont pas encore pris l’ampleur qu’on leur connait aujourd’hui. Il faut dire que la formation vient à peine d’être créé et que très peu de monde connait cette pratique. Notre petit groupe se démène dans la joie pour monter des projets ambitieux. Fort heureusement, nous pouvons bénéficier des retours d’expérience d’Amélie Pinset, qui a répondu à l’appel des Francas et grâce à qui j’ai appris beaucoup.
Parmi les autres activités proposées aux enfants dans l’un des établissements où je vais donner les ateliers, il y a l’impro théâtrale en anglais. Mêler théâtre d’impro et langues étrangères, mais quelle belle idée! L’impro, c’est une activité qui me captive alors depuis mon retour à Paris en 2013, pour la pratiquer avec le club des Nimprotequoi de l’ENS Ulm. Pour avoir expérimenté à quel point l’impro pouvait prendre notre inconscient par surprise et révéler nos perceptions les plus crues et inconscientes de la réalité, je commence à me dire qu’il serait intéressant de l’exploiter en atelier philo. L’idée fera son chemin… Après tout, le but des ateliers philo n’était-il pas aussi de bâtir du sens dans la nuance, pour se comprendre, tant soi-même (sens réflexif) et que les uns les autres (sens réciproque)? J’ai alors compris que ce qui m’attirait dans les ateliers philo consistait non seulement à faire exercer la rigueur logique à travers les habiletés de pensée, mais surtout de donner à voir combien une même réalité apparaissait diversement selon la perspective, sans qu’aucune ne soit erronée pour autant. Et tout ceci sans tomber dans le relativisme absolu.
D’ailleurs, je me rappelle que lors du premier atelier introductif, j’avais l’habitude de montrer des images de trompe l’oeil, des illusions d’optique, des images ambigües ou réversibles, dans lesquelles on pouvait voir par exemple tantôt un canard, tantôt un lapin; tantôt un pont, tantôt des voiliers; tantôt la tête d’un squelette, tantôt des ballerines autour d’une table. Ce que je cherchais à piquer, c’était d’abord l’étonnement chez les enfants, la curiosité et la prise de conscience de ce que j’entendais comme prémices nécessaires à l’activité du philosopher. Je visais sans doute ce qui apparait sous la plume de Gadamer comme une « fusion des horizons », où chacun redéfinit son rapport au monde à la lumière de la reconnaissance de la pluralité de l’être au monde. C’est en tout cas l’image, retrouvée dans les tiroirs de ma mémoire d’étudiante, en marge de mes notes de cours, qui m’était apparue de nouveau quand je voyais ces étincelles de surprise mêlées de curiosité dans les yeux de mes philosophes en herbe.
C’est vrai que, nourrie de trois ans de khâgne où la philosophie occupait une place de choix, j’avais tendance à arriver en atelier avec un bagage conceptuel à transmettre, même à mon corps défendant. Je compris vite à mes dépens à penser avant les auteurs, et non par les auteurs. Mieux, j’apprends à enseigner à faire réfléchir. Dans ce processus, le plus difficile à saisir et en même temps le plus passionnant a sans doute été de rencontrer des pensées d’enfants venues de cultures différentes de la mienne. Colportant leur bagage conceptuel, eux aussi, et pour qui mon approche première a laissé indifférent, tandis qu’elle entrait en résonnance pour les autres. Je me suis interrogée sur les raisons de ce mutisme ou de ce manque d’intérêt suscité par les échanges chez certains élèves d’origine chinoise ou indienne, qui rivalisaient de distractions des plus fantaisistes. Je suis souvent tombée dans des impasses dans ma réflexion, jusqu’à ce que je comprenne que le système de représentations était sans doute pour eux si différents de l’angle par lequel j’abordais les sujets que ces derniers ne leur parlaient tout simplement pas. C’est alors que j’ai compris que j’avais été biberonné par le monde académique à la philosophie occidentale, perçue comme la seule viable. Je ne connaissais rien des philosophies japonaise ou indienne. J’ai compris dans le même temps qu’à travers mon questionnement face aux enfants, je faisais le jeu d’un universalisme qu’on avait coutume d’appeler surplombant dans le milieu interculturel auquel j’avais alors commencé à m’intéresser. Je croisais alors si souvent cette notion qu’à cette époque, j’avais pris le parti de lire le petit ouvrage de référence et d’introduction à l’Education Interculturelle de Martine Abdellah Pretceille. Un incontournable pour qui se penche a minima sur la thématique et que je vous recommande au passage. Un universalisme surplombant qui prétendrait donc à LA vérité et qui a fait le jeu de nombre de philosophes, alors même que je m’en défendais profondément. Ma démarche de questionnement, cependant, en portait visiblement encore certains stigmates.
Dans un tout autre contexte, quelques mois plus tard, mon hypothèse sera validée par l’expérience à travers des cours d’alphabétisation que je donne au 13e arrondissement de Paris (quartier chinois) fin 2015. L’activité bénévole que j’y mène, aussi courte soit-elle – je n’y suis restée qu’environ 5 mois – m’en apprendra encore beaucoup sur les interactions, les échos de références entre les langues, mais aussi les liens distendus entre les représentations qu’elles véhiculent. Mais ça, c’est l’objet d’un autre article et le début de l’aventure du philosopher entre les langues, en cours de langues.