Les temps du langage

Imaginez un monde sans passé et sans futur, mais dans un présent perpétuel. Un monde où la perception du temps est élastique. Ce monde existe. Et il n’est pas si lointain. 

Il nous parait normal de tenir un planning pour maitriser le temps qui nous est imparti pour réaliser ses objectifs dans les délais qu’on s’impose. On priorise, on élabore des stratégies quantifiables dans le temps, ponctuées de livrables précisément exigés à date convenue. Pour avoir travaillé à la gestion de projets financés par la Commission Européenne, oui, tout cela parait bien normal. Veiller aux deadlines, ponctuer la cadence et réveiller les partenaires retardataires, tout cela constitue bien notre quotidien. Oui, normal…mais de quelle norme parle-t-on ? Gardez-vous bien de juger hâtivement votre collaborateur toujours en retard, vous pensez qu’il vous fait gaspiller votre temps : « Mais que faisais-tu, on t’a attendu pendant des plombes ! » Attention, il se pourrait bien que le temps, pour lui, passe tout autrement.

Vous croyez maitriser le temps, contrôler les agendas, manier les délais d’une main de maitre. Vous jonglez et bataillez avec les minutes pour caser de force 40 heures dans VOTRE journée (parce que vous prétendez qu’elle vous appartient) afin d’espérer obtenir une promotion pour votre 13e mois. Je salue votre effort. Avec vous, pas le temps pour l’ennui, le temps passe à une vitesse folle.

Sauf que… désillusionnez-vous, ce n’est pas le temps qui passe, c’est vous !             

C’est dans l’air du temps : le temps presse ! Vous pensez que le temps se gagne et se perd, que le temps, c’est de l’argent et quand vous en avez trop, vous cherchez désespérément à le tuer pour ne pas le gaspiller. Voyons, est-ce bien raisonnable ?

Bon, comment vous jeter la pierre? Ce n’est pas votre faute : en Europe du Nord ou en Amérique du Nord, la conception du temps est linéaire ou séquentielle.

Si vous étiez nés dans une société méditerranéenne ou dans le monde arabe, ce souci d’organisation du temps ne vous serait probablement pas autant monté à la tête. Vous auriez pu vous engager dans plusieurs événements en même temps, sans aucun scrupule. 

Au Japon, vous seriez quitte d’annuler un rendez-vous pour profiter au mieux de l’instant présent si une entrevue précédente excède la durée initialement prévue. 

Le temps «artificiel» de la montre» ne saurait emboiter le pas au temps plus authentique de la relation socio-émotionnelle. Alors que dans nos civilisations occidentales, on déplore l’effritement de nos relations sociales. Voyons donc, accuser un retard serait donc parfois un mal pour un bien ?

La faute à qui -si « faute » il y a-  si nous sommes si obsédés par notre horloge ?

Eh bien, si on considère que la langue influe sur nos perceptions du monde, il se pourrait bien qu’on finisse par jeter la pierre au langage. En effet, les règles de grammaire et le lexique de nos langues commandent notre manière de délimiter et d’analyser le réel. En ce qui concerne la représentation du temps, «en fonction des langues, nous recourons ou non aux conjugaisons des verbes, à l’emploi de formes passées ou de formes futures». En français, il n’aura échappé à personne que la conjugaison est la bête noire de nombre d’étudiants de FLE qui doivent apprendre à traverser la chronologie à travers la maitrise du passé, du présent et du futur. Autant dire que pour un Chinois qui, en mandarin, ne conjugue pas  (les verbes sont invariables et les temps sont marqués par l’adjonction, avant ou après le verbe, de particules ou d’auxiliaires) la tâche conceptuelle est rude de prime abord. Culturellement, son langage l’encourage à considérer le temps comme cyclique et il ne perçoit pas d’emblée d’opposition évidente entre futur et passé. Aujourd’hui, les systèmes de pensée ne sont plus aussi hermétiques qu’autrefois. Imaginez comment, au XIXe siècle, lorsque la Chine a voulu comprendre la pensée occidentale et traduire le mot «temps», ces pauvres Chinois ont dû s’arracher les cheveux de la tête ! Comment traduire un concept qui n’existe pas dans ta représentation du monde ? Par un détour par la langue japonaise et après avoir passé sans doute le plus clair de leur temps dans des débats interminables, ils ont finalement proposé le mot «entre moments» (shijian).

Quelle conclusion en tirer ? En temps utile, prenez le temps de faire un pas de côté et de vous interroger un instant. Certes, penser le temps de manière séquentielle vous donne l’illusion d’être doté d’un certain pouvoir, d’une maitrise rassurante, sans doute. Mais comme toute forme de puissance, ce prétendu contrôle est souvent assorti d’un fléau délétère quand on en abuse : j’ai nommé les tensions, le stress et l’oubli de soi. Alors, laissons un peu derrière nous la folie des calendriers, retrouvons un peu de raison et déposons-nous un moment pour laisser libre court à ses impulsions créatrices, dans l’instant présent.

 

*cf. Dans son livre Catégories de temps et relativités culturelles, Edward T. Hall explique qu’il existe ces deux modèles d’organisation du temps qu’il nomme «monochrone» (modèle occidental) et «polychrone» (le modèle plus flexible).

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